Pieter Bruegel l'Ancien "Combat de Carnaval et de Careme", 1559, Kunsthistorisches Museum de Vienne.


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L'oeuvre que je vais vous présenter est le " Combat de Carnaval et de Careme " de Pieter Bruegel l'Ancien. Conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne, c'est une huile sur bois de 118 cm sur 164,5 cm, signée et datée de 1559 dans le coin inférieur droit du panneau.

Qui était Bruegel ? Les indications biographiques sont assez lacunaires en ce qui le concerne. Il serait né entre 1525 et 1530 près de Breda, et aurait été l'élève de Pieter Coeck à Anvers. Dès 1552, il entame un voyage en Italie, descendant jusqu'à Naples. En 1553-54, il est à Rome. L'année suivante, de retour à Anvers, il réalise des dessins destinés à la gravure pour l' éditeur Jérome Cock, dont de grands paysages, des sujets religieux, et des séries " didactiques " inspirées de Bosch (1450-1516), comme les " Sept Péchés Capitaux " (1558) ou les " Sept Vertus " (1559): il a donc une formation première de dessinateur, laquelle exercera une grande influence sur sa manière de peindre.

Son voyage en Italie semble ne pas l'avoir influencé, si bien qu'on a l'impression qu'il se détourne volontairement des influences italianisantes, choisissant l'oeuvre de son compatriote Jérome Bosch comme source d'inspiration.

En 1559, le " Combat de Carnaval et de Careme " se situe dans cette période.

En 1563, il s'installe à Bruxelles et commence à produire des oeuvres intégrant les activités humaines dans une vision cosmique de la nature (ainsi dans les " Mois ",1565, Kunsthistorisches Museum de Vienne). Bruegel meurt à Bruxelles en 1568, laissant deux fils, Pieter (né en 1564) et Jan (né en 1568).

Je vous montrerai que Bruegel, longtemps considéré comme le " Peintre des Paysans ", puise, pour son " Combat de Carnaval et de Careme ", certes beaucoup dans le folk-lore des Flandres (nous le verrons dans la description), mais que ce n'est pas pour autant un observateur borné à un monde réduit, car il a voyagé en Italie (meme si cela l'aura peu influencé). D'autre part, Bruegel ici recompose à partir d'éléments réels et vécus une vision synthétique de la vie religieuse de son pays, qu'il dispose sur une grande ellipse, comme sur un calendrier à roue. Enfin, nous verrons que Bruegel prend également position contre l'occupation espagnole dans cette oeuvre, par son style influencé de Bosch et son rejet de l'italianisme, également par le thème de la célébration des fetes religieuses de Carnaval, ²²en ce qu'il implique matériellement et abstraitement.

Etant donné que la signification du tableau est intimement liée à la compréhension des lignes de la composition, je conduirai ensemble la description et l'analyse plastique du " Combat de Carnaval et de Careme ".

Description et analyse plastique:

Malgré la foule de figures que représente ce panneau, le format de ce dernier est assez modeste (118 cm de haut sur 164,5 cm de large). La scène s'ouvre sur la place d'un village flamand, offrant au regard placé en hauteur une vue en contreplongée de toutes les activités qui s'y déroulent. Ici, la représentation de l'espace n'est pas régie selon une perspective mathématique mais selon une perspective empirique: les lignes d'architecture ne convergent sur aucun point de fuite, et de plus la représentation décroissante des personnages sur la place est un peu anarchique, en partie à cause de la nature des etres représentés (cul-de-jattes, enfants, nains...). La cohabitation de personnages de tailles différentes sur un meme plan donne une impression de fourmillement et de grande diversité, renforcée par la disposition en petites taches de couleurs vives sur l'ensemble du tableau: des rouges vermillon, des bleus, des jaunes tirant sur l'ocre, disposés sur un fond uni brun-vert.

Précisons dès à présent le theme central: le titre présente le tableau comme un "combat", ici entre les personnifications de Carnaval et de Careme. Il faut cependant remarquer que l'agressivité est absente des antagonistes de la joute représentée... Carnaval lève les yeux vers le ciel en esquissant un geste d'adieu; quant à Careme, elle reste passivement assise sur un prie-dieu. Des deux cotés c'est donc un défilé, composé d'un char suivi de son cortège. Il n'y aura pas d'affrontement; si on laissait se poursuivre le mouvement des cortèges, Carnaval laisserait place à Careme et passerait au second plan, ainsi que les festivités liées à la célébration du Carnaval laissent place à celles liées au Careme dans le déroulement de l'année. Ainsi, je ne pense pas qu'il faille voir dans le " combat " une lutte (ouverte) entre l'Eglise catholique et le mouvement luthérien.

L'image qui suit est une image réactive, c'est-à-dire qu'en cliquant sur les scènes composant l'ellipse, vous pouvez obtenir des informations complémentaires.

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Composition:

Le " Combat de Carnaval et de Careme " est composé de structures superposées complémentaires: en effet, on peut y voirà la fois une composition elliptique et une composition symétrique, laquelle permet une opposition terme à terme entre les parties droite et gauche du tableau. Ainsi disposés sur une ellipse qui suggère un calendrier à roue, les deux temps liturgiques s'opposent et se complètent à la fois: ce sont les jours gras qui donnent un sens aux jours maigres, et vice-versa.

D'abord, c'est la disposition elliptique des personnages qui apparait, l'ellipse étant composée pour sa partie gauche du cycle des festivités de Carnaval, et pour sa partie droite, du cycle de Careme. Les deux cycles commencent à l'arrière plan, sur le seuil de l'auberge, et s'achèvent au premier plan par le " combat ", les deux antagonistes étant condamnés à mourir à la fin de leur cycle. Cliquez sur l'icone qui précède ce paragraphe: vous obtiendrez de plus amples détails sur la composition elliptique.

Puis, après un examen approfondi des détails du tableau, l'observateur peut voir apparaitre dans ce dernier une seconde composition, organisée selon un axe de symétrie oblique. Cette composition permet ainsi une opposition terme à terme des deux parties de l'oeuvre, celle des jours de licence, des " jours gras ", et celle de l'austérité, des " jours maigres ". Cliquez sur l'icone qui précède ce paragraphe pour plus de détails sur la composition axiale.

Commentaire:

En effet, Bruegel n'est pas resté limité au monde des Flandres: dès 1552, il était en Italie, " sur le terrain ", alors que la gravure permettait déjà d'étudier certaines oeuvres de la Renaissance italienne sans quitter son pays. Mais Bruegel, on ne sait trop pourquoi, a tenu à faire ce voyage. S'il n'en a gardé aucune influence stylistique, on peut cependant penser qu'à son retour, c'est avec la connaissance de l'art italien que Bruegel s'est tourné vers le style de Bosch, son compatriote et père spirituel. A ce dernier, il emprunte des coloris, des thèmes carnavalesques, dont celui de la folie (cf: " la Nef des Fous ", 1480-1490, Musée du Louvre, Paris), et enfin des compositions à dimension symbolique, souvent très chargées. Bruegel, cependant, garde des caractéristiques propres qu'il développe, comme:

Ainsi, Bruegel semble beaucoup plus préoccupé par son époque que Jérome Bosch, du moins son attitude est-elle plus active que celle de son compatriote. En effet, Bruegel, dans un certain nombre de ses oeuvres, adopte une attitude critique face à l'occupation de son pays par l'envahisseur espagnol. En effet, Charles Quint, dans l'impossibilité de gérer le Saint Empire, céda à son fils Philippe 2 les Pays-Bas en 1555, un an après l'Espagne. Bruegel, dans ses oeuvres, critique Philippe 2 par l'intermédiaire de son envoyé, le duc d'Albe. Ce dernier était appelé " le Noir ", à cause de son vetement et de ses actes...Sur cette réputation, on peut identifier le duc d'Albe (ainsi que la critique qui lui est adressée ) sur au moins deux oeuvres de Bruegel: le "Massacre des Innocents", réalisée vers 1566, et la " Conversion de Saint Paul " , de 1567, toutes deux conservées au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Ceci est remarquable, car ce type de critique (direct) est assez dangereux. De plus, Bruegel avait développé tout un système de symboles qui permettait une critique indirecte, dont le code n'était déchiffrable que pour les gens avertis. Ainsi, le " Massacre des Innocents " représente à première vue un épisode biblique : Hérode, lieutenant général des forces d'occupation romaines en Israel, ordonne qu'on tue tous les enfants males nés à Bethléem, à cause d'une prédiction des mages selon laquelle l'un de ces enfants prétendra à la " royauté ". Dans ce tableau, transposé dans le cadre d'un village flamand, les soldats, à cheval et en armure, tiennent leurs lances à la verticale, ce qui est typique des troupes espagnoles. Ils sont regroupés au milieu du panneau et encadrent une figure à cheval, entièrement vetue de noir, portant une longue barbe blanche, comme le duc d'Albe. Placé au centre de la composition, ce dernier est présenté comme le responsable, non du massacre biblique (qui est un prétexte) , mais du climat de persécution qui regne dans les Flandres. Dans la "Conversion de Saint Paul" , c'est sous les traits d'un personnage de dos, vetu de noir, que Bruegel présente le Duc d'Albe. Le cavalier noir est tourné vers Saint Paul qui est tombé à terre. Le duc d'Albe était venu avec des troupes chasser l'hérésie de la Réforme et écraser le désir de liberté des Flamands sur le nouveau domaine de Philippe 2. Par la position du personnage, on peut penser que Bruegel souhaite au duc d'Albe d'etre frappé , comme Saint Paul, par la puissance divine, afin qu'il cesse les persécutions dans les Flandres.

Mais Bruegel, s'il s'oppose directement au duc d'Albe, développe dans son art toute une attitude de résistance indirecte face à l'envahisseur:

Ici, Bruegel donne à voir à l'occupant espagnol une société ou il n'a pas sa place, qui affirme, par le biais de sa culture, sa différence.

Conclusion:

Bruegel est certes le " Peintre des Paysans ", dans la mesure ou il s'inspire de ce qu'il observe autour de lui, notamment les scènes campagnardes. Il ne cherche pas à idéaliser ce qu'il voit, mais son oeuvre, fortement inspirée de Bosch, est trop énigmatique dans l'ensemble pour que l'on puisse dire qu'il a vraiment eu pour but de représenter le réel. Dans le cas du " Combat de Carnaval et de Careme ", on peut affirmer le contraire, du moins dans la mesure ou Bruegel a voulu représenter un cycle calendaire, qui ne peut etre l'instantané d'une scène réelle. On ne pourra donc jamais voir cette dernière dans la réalité. Enfin, on est en droit de se demander si, pour qualifier l'oeuvre de Bruegel, on ne fait pas souvent " fausse route " en utilisant systématiquement le terme de " réalisme ", sans le définir pour ce cas particulier.


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